Leslie BOITELLE-TESSIER

TRADUCTRICE LITTERAIRE

Littérature générale, thriller, policier, science-fiction, jeunesse, sciences humaines...

 

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Le Magicien de Brooklyn

 


PEU IMPORTE

 

      Vaclav sait ce qu’il va faire. Chaque matin, il attendra Lena devant chez elle, il l’attendra aussi après les cours, la raccompagnera, lui parlera et tentera de la convaincre par tous les moyens de répéter le spectacle, qu’ils obtiennent ou non la permission des parents. D’un bond, Vaclav sort du Joyeux Kebab avec, de nouveau, l’impression d’être un Esquimau capable de marcher des kilomètres dans le froid. Son sac à dos battant contre ses reins, il cavale le long des quatre pâtés de maisons qui le séparent de chez lui. Il a décidé de se débarrasser de ses devoirs au plus vite, car il veut avoir le temps de réfléchir à son plan. D’ailleurs, il lui suffit de penser au travail scolaire pour savoir ce qu’il proposera à Lena et, d’emblée, il est convaincu de viser juste.

      Le lendemain, il patiente devant chez elle. Il va l’emmener à l’école et lui faire une offre qu’elle ne pourra pas refuser.

      Dès qu’elle ouvre la porte, elle se fige, la main sur la poignée, et lève ses grands yeux bruns au ciel. Sa queue-de-cheval sur le côté, c’est nouveau : elle ne s’était jamais coiffée de la sorte. Un gros soupir aux lèvres, elle descend le perron d’un pas lourd et prend le chemin de l’école sans même saluer Vaclav.

      Confiant, il trottine derrière elle et entame son discours :

      — J’ai eu une idée, Lena. On va continuer à répéter les numéros et faire le maximum pour avoir le droit de jouer notre spectacle sans nous attirer d’ennuis.

      Elle poursuit sa route en silence.

      — Mais, s’il le faut, on ira sans permission, en secret.

      Elle ne ralentit pas une seconde, ne jette pas un seul regard – même désapprobateur – par-dessus son épaule. Non, elle marche en feignant de ne pas remarquer sa présence.

      Comme elle ne veut pas avoir d’accident, elle s’arrête au carrefour très fréquenté de la 8ème Rue et de l’Avenue R. Coincée par la circulation dense, elle est obligée de ronger son frein près de Vaclav mais boude toujours.

      — Je ferai tes devoirs, annonce-t-il.

      Du coin de l’œil, il la voit hausser le sourcil, intriguée.

      — Tous tes exercices, précise-t-il. Tous les jours.

      Le sourcil de Lena retombe.

      — Cours de soutien ?

      — Même le soutien.

      Elle prend une longue inspiration et le fixe droit dans les yeux :

     Da… mais en secret, juste. Mes amies pas au courant et on ne parle pas à l’école.

      Elle vérifie à droite, à gauche, et, une fois certaine de ne pas être entendue, elle ajoute :

      — Rendez-vous chez toi après classe. Pas dehors. Et on ne va plus à l’école ensemble.

      — Marché conclu ! Ici. Après la classe. On reprend les répétitions.

      — D’abord, les devoirs. Ensuite, la magie. Salut !

      Lena détale si vite qu’il se retrouve seul au carrefour, à regarder les voitures passer en trombe. Il est si content d’avoir récupéré son assistante, bon gré ou mal gré, qu’il ne se sent ni triste ni blessé. Il ne se rend pas compte que sa seule et unique amie d’enfance ne veut plus être vue à ses côtés. Pour lui, elle sera toujours sa charmante assistante et, plus tard, sa femme. Vaclav n’est pas triste aujourd’hui, le jour où il a renoncé à l’accompagner à l’école, le jour où elle lui a demandé de ne plus l’embarrasser devant ses nouvelles copines.

 

 

 

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Cantique sanglant


DOMAINE BLACKWOOD. EXTÉRIEUR. SOIR.

 

      Un petit cimetière de campagne au bord d’un marécage envahi de cyprès, une dizaine de vieilles tombes en ciment ébréchées où les noms sont effacés depuis longtemps. L’une des stèles est rectangulaire, noircie de suie par un feu récent. Délimité par une mince clôture en fer, l’endroit est aussi entouré de quatre chênes immenses, lestés par le poids de leurs branches qui ploient vers le sol. Perfection d’un ciel mauve, douce chaleur caressante de l’été…

      … Imaginez-moi au cœur de ce décor, sanglé dans ma redingote de velours noir (gros plan sur la taille cintrée et les boutons dorés), avec mes bottes de motard et une chemise de lin flambant neuve, poignets et col en dentelle. (Plaignez le pauvre péquenot qui va en ricaner !) Ce soir, je n’ai pas coupé la longue crinière blonde qui me caresse les épaules, comme je le fais parfois pour changer. Je n’ai pas mis mes lunettes violettes, car on se fiche que la couleur de mes yeux attire l’attention. Je suis toujours incroyablement bronzé depuis ma tentative de suicide, il y a quelques années, sous le soleil implacable du désert de Gobi, et je réfléchis…

      … Je réfléchis au Don ténébreux… Oui, accomplis ce miracle, ils ont besoin de toi là-haut, dans la grande maison. Toi, le Prince Garnement, cheik des vampires, cesse de broyer du noir et de te lamenter ici-bas. Vas-y, la situation est délicate là-haut. D’ailleurs, il est

TEMPS DE VOUS RACONTER CE QUI S’EST PASSÉ :

 

      Je venais de quitter ma tanière secrète et je marchais en pleurant amèrement la disparition d’une buveuse de sang qui avait péri dans un immense brasier, au beau milieu du cimetière, sur la tombe noircie que je vous décrivais à l’instant. Elle avait agi de son plein gré, nous avait quittés sans avertissement la veille au soir.

      Elle s’appelait Merrick Mayfair et avait rejoint les Immortels à peine trois ans plus tôt. Je l’avais invitée ici, au manoir, pour m’aider à exorciser l’esprit maléfique qui hantait Quinn Blackwood depuis son enfance de mortel. Quinn appartenait au Sang depuis peu. Il m’avait appelé au secours, car son inséparable double, loin de le quitter au moment de sa vampirisation, était devenu de plus en plus fort et menaçant. Il avait même provoqué la chute fatale du mortel que Quinn aimait le plus au monde, sa grand-tante Reine, auguste vieille dame de quatre-vingt-cinq ans.

      Le spectre s’appelait Gobelin et, puisque Merrick était à la fois savante et sorcière avant de trouver le Sang ténébreux, je la croyais assez puissante pour l’éliminer.

      Elle était donc venue, avait résolu l’énigme de Gobelin et, après avoir construit un grand bûcher de bois et de charbon, qu’elle avait embrasé, elle avait non seulement brûlé le cadavre du fantôme maléfique mais s’était jetée en même temps au cœur des flammes. L’esprit avait disparu pour toujours. Merrick Mayfair aussi.

      Vous pensez bien que j’avais essayé de l’arracher au brasier, mais son âme s’était envolée et mon sang versé sur ses restes calcinés n’eût pu lui rendre vie, c’était inconcevable.

      Tandis que je faisais les cent pas, piétinant et soulevant la poussière du cimetière, je me dis que les Immortels avides de Sang ténébreux périssaient beaucoup plus facilement que ceux qui ne l’avaient jamais demandé. Peut-être la colère d’avoir été violés nous maintient-elle au fil des siècles.



 

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L’Équation du bonheur


      Quelqu’un à aimer

      On a tous besoin d’aimer quelqu’un, un être proche à qui se confier. Si nous sommes nés sous une bonne étoile, notre première relation d’amour s’instaure avec nos parents. Ensuite, le cercle familial s’élargit : grands-parents, frères et sœurs, oncles et tantes, cousins. Au fil des ans s’ajoutent les amis ainsi que, peut-être, un conjoint et des enfants. Vivre des expériences avec eux fait partie intégrante de l’équation du bonheur.

      Le bonheur réclame d’être partagé. C’est comme une étreinte : pour en profiter, il ne faut pas être seul. En réalité, le bonheur partagé est double, alors que le bonheur « pour soi » se révèle vide de sens. Le secret ? Savoir se réjouir de la joie d’autrui et vouloir rendre heureux son prochain. Pour connaître la véritable plénitude, on doit apprendre à s’oublier, car égocentrisme et bonheur ne font jamais bon ménage. Au contraire, on a besoin d’être génératif, de s’occuper des autres. Bon nombre d’entre nous en ont vécu l’expérience : quand on apporte du soleil dans la vie de quelqu’un, on reçoit forcément quelques rayons en retour. Même les détails les plus infimes sont vecteurs de bonheur : un sourire, un câlin, un remerciement qui vient du cœur. Tous ces petits gestes engendrent de merveilleux sentiments, qu’on en soit l’auteur ou le destinataire.

      Si le bonheur vient obligatoirement du partage, c’est que l’individu a besoin de se sentir lié à ses semblables. Dès la naissance, de nombreuses fibres nous connectent à la communauté humaine. Comme nous l’avons dit, les réseaux sociaux sont essentiels au bien-être personnel. L’attachement est un besoin motivationnel profond de l’humanité, et les spécialistes se sont donné beaucoup de mal pour décrire cette nécessité fondamentale. Le psychiatre britannique John Bowlby a très bien illustré les vicissitudes de l’affection dans son analyse des échanges mère-enfant. Les êtres humains ont une forte propension à établir des liens de tendresse avec leur mère et les autres personnes qui se sont occupées d’eux, ce qui est essentiel au développement d’un sentiment de sécurité. De multiples formes de stress et de troubles (anxiété, colère, dépression) sont le résultat de pertes et de séparations forcées.

      Entre les gens, il existe une expérience naturellement épanouissante de relations sociales. L’humanité trouve son essence dans la recherche de contacts avec autrui, le besoin de faire partie d’un tout. N’en déplaise au mythe littéraire de Robinson Crusoé, nul ne peut survivre à un isolement total. Le besoin d’attachement implique un engagement envers un autre être humain, l’expérience universelle de vouloir être avec les autres. Il inclut aussi le plaisir du partage et l’affirmation de soi. Quand ce besoin d’investissement personnel est extrapolé à un groupe, l’envie d’intimité peut se décrire comme un désir d’affiliation.

 

      À retenir

      L’affection et l’affiliation assurent toutes deux l’équilibre émotionnel en affirmant la confiance de l’individu en lui-même et en renforçant son estime de soi. Entretenir des relations étroites avec ses proches, être membre d’une communauté humaine : autant de facteurs cruciaux pour devenir une personne. Ils sont essentiels à la santé mentale mais aussi au bonheur.

 

      Néanmoins, souvenez-vous que la solitude n’est pas l’isolement. Être seul, c’est s’isoler ; se sentir seul, c’est souffrir de solitude, puissant indicateur d’un déficit de soi. Ce dernier est caractérisé par une incapacité à s’ouvrir, à transcender sa sphère personnelle et il implique un mauvais développement des facultés sociales. Pire encore, la solitude est un cercle vicieux : les personnes incapables d’aller vers autrui ont peu d’espoir de casser leur schéma d’isolement. Pourtant, à en croire un proverbe maure : « Il vaut mieux mourir avec les autres que vivre seul. »




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Le Complot des immortels


      Assis à l’intérieur du Fantôme, Gray observa la paroi convexe transparente. Tandis que le sous-marin quittait l’archipel de Palm Jumeirah, ses phares éclairèrent les eaux noires. Les fonds sablonneux glissaient à un mètre sous les orteils des passagers.

      L’effet était troublant. La coque en verre de borosilicate offrait une vue panoramique à trois cent soixante degrés. Comme si on flottait dans une bulle d’air, songea le commandant. Et il n’était pas très loin de la vérité.

      Le Fantôme n’était guère plus qu’un cylindre fuselé en verre propulsé par une pile à hydrogène. Les systèmes électriques, mécaniques et techniques auxiliaires formaient un exosquelette autour de la cabine.

      Des habitants attirés par la lumière surgissaient quelquefois. Ils observaient l’étrange spectacle avec leurs yeux exorbités, puis disparaissaient à nouveau dans les ténèbres.

      Gray imaginait bien ce qu’ils voyaient.

      L’embarcation lui rappelait les tétras néons qu’il avait élevés enfant. À l’époque, il restait allongé des heures sur son lit à admirer le ballet alerte des petits poissons à l’intérieur de l’aquarium. Les tétras néons étaient appréciés pour leurs rayures irisées bleues et rouges, mais l’Américain avait toujours été fasciné par leur peau translucide. L’épine dorsale, les côtes et même le minuscule cœur frémissant étaient exposés au regard du monde. À cet instant précis, l’agent Sigma se sentit tout aussi nu, comme s’il avait été avalé par une version XXL de tétra néon diaphane.

      La vue restait quand même époustouflante.

      Un autre passager n’était pas aussi impressionné.

      — Quelle galère ! ronchonna Kowalski.

      Assis en face, il avait une main posée sur la paroi en verre, l’autre au plafond. Il regarda entre ses jambes.

      — Le trajet dure combien de temps ? Et on fait quoi si on tombe à court d’oxygène ?

      Il fallait avouer que l’espace était très exigu, surtout quand on possédait la carrure de Kowalski. Le capitaine avait son fauteuil installé dans le nez du submersible. Les quatre sièges arrière laissaient peu de marge de manœuvre. Même Kane, qui tremblait de tous ses membres, la langue pendante, les oreilles dressées, devait rester sur les genoux de Tucker.

      Assise derrière Kowalski, Seichan posa une main rassurante sur son épaule.

      — Du calme. Nous avons de l’oxygène à profusion. Moi, je m’inquiéterais davantage d’une fuite.

      Son collègue inquiet fit volte-face et scruta la cabine en écarquillant les yeux.

      Gray la gronda du regard : ils n’avaient pas besoin d’un taureau affolé parmi eux !

 



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Daemon


      Nerveux, Gragg inspira à fond. C’était le moment de se concentrer. Il prit son ordinateur sur la banquette arrière, fit de la place à côté de lui et, une fois le pistolet posé sur le tableau de bord, il sortit le portable de sa sacoche, l’alluma et déplia sa mini-antenne Wi-Fi. Ébloui par l’éclat puissant de l’écran, il s’empressa de retirer ses lunettes de vision nocturne.

      En attendant que le système d’exploitation démarre, Gragg observa les environs et, quand ses yeux furent habitués à l’obscurité, il distingua bon nombre de choses au clair de lune.

      Après un semblant d’éternité, l’écran de connexion s’afficha enfin. Gragg lança NetStumbler, son scanner de réseaux Wi-Fi. À sa grande surprise, il retrouva un SSID qu’il connaissait bien : Mont_Cassin.

      Apparemment, le signal provenait du bâtiment en parpaing. De nouveau sur les nerfs, Gragg avait du mal à y croire. Il tenta de calmer sa peur grandissante. Qu’était-il en train de faire ? Il réfléchit.

      Il y avait un serveur d’ADDR à l’intérieur.

      Une fois sa carte Wi-Fi configurée pour utiliser le SSID, Gragg obtint vite l’adresse IP de ce réseau non sécurisé. Inutile de poursuivre la prospection. Il referma NetStumbler et chercha parmi ses richesses un CD-R marqué « ADDR » au feutre. Dès qu’il remit la main dessus, il inséra le disque dans le lecteur de l’ordinateur et lança Au-delà du Rhin. En quelques clics, il passa les premières pages et sélectionna le mode multijoueur. Le jeu vidéo chercha la liste des serveurs disponibles. Un seul s’afficha : le serveur Mont Cassin de Houston. Le Wi-Fi n’en avait trouvé aucun autre.

      Gragg sourit et double-cliqua sur le nom. La carte commença à se charger. Bizarrement, la fenêtre de dialogue dédiée au choix des armes n’apparut pas et l’avatar de Gragg atterrit dans une tranchée au pied du mont Cassin. D’habitude, il contournait le sommet par la gauche mais, sans armes, cela ne rimait à rien. D’un coup d’œil par-dessus le rebord du fossé, Gragg vit les traditionnels MG42 allemands nichés au bas du monastère en ruine.

      Phénomène étrange, les Boches n’ouvrirent pas le feu. Gragg laissa son personnage planté là un moment, pourtant aucune balle traçante ne siffla à ses oreilles. Téméraire, il décida de bondir sur la banquette de tir et de se mettre à découvert.

      Toujours rien. Les Allemands ne bougeaient pas.




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Chicago Way


      Dans un style très typique, le commissariat du quartier est le plus vieux poste de police en activité de Chicago. À l’accueil, je compte sept flics et chacun d’eux, femmes comprises, pèse son quintal. La plupart travaillent sur des machines à écrire IBM Selectric posées sur une liasse de rapports blancs, roses ou verts. Papier carbone et Tipp-Ex font également partie des fournitures indispensables. Une vieille bécane Sanyo de 1982 est calée dans un recoin sombre et, couverte de restes de pancakes matinaux, elle retient un morceau de plâtre vert qui se détache du mur.

      — Allons-y.

      Ringles n’est plus là. Masters, qui l’a remplacé par un modèle bien plus balèze, me montre vaguement le ceinturon du nouveau :

      — Je vous présente Bubbles.

      — Et comment appelez-vous le reste ?

      Souriant, l’inspecteur redresse la tête vers les entrailles du commissariat. Bubbles m’empoigne le coude et tout mon corps suit.

      Les cloisons de la pièce sont blanches, la table en Formica craquelée et les chaises en plastique moulé scellées au sol. Un miroir couvre un pan de mur.

      — Le maire compte-t-il se joindre à nous ?

      À peine ai-je posé la question que Masters me flanque un coup dans les reins. Ma tête heurte la cloison et, un goût de cuivre en bouche, je me retourne à l’instant où Bubbles m’assène son 48 fillette à la tempe gauche. Je regarde mon reflet rebondir contre le miroir et s’écrouler sur le carrelage. Des pieds s’agitent à gauche, à droite. Tête baissée, je pousse un faible gémissement. Une paire de chaussures approche. Je me redresse sur un coude. Mon corps m’obéit mais pas assez vite. Bubbles, qui a sorti sa matraque, sait s’en servir. J’entends mon genou se déboîter avant de sentir la douleur et, vlan ! je me retrouve assis par terre. Masters reprend :

      — Kelly ?

      Volte-face vers le gradé, dont les yeux caves sont toujours aussi rouges. En fait, mon sort ne semble pas le préoccuper plus que ça.

      — Je ne suis pas super pote avec Joe Ringles, mais il est flic et vous, non. Du moins, vous ne l’êtes plus.

      Je tente de me relever.

      — D’accord, mais pourquoi m’avez-vous convoqué ?

      Masters jette un œil à Bubbles, qui paraît déçu de s’être vu confisquer son jouet trop tôt.

      — Vous le savez très bien.

      — Ah bon ?

      L’inspecteur soupire et décroche un combiné blanc du mur immaculé. Aussitôt, un agent en uniforme lui apporte un dossier intitulé Homicide en grosses majuscules noires. Ils en sont fiers ou quoi ? Le planton et Bubbles nous abandonnent. Je crache un peu de sang et annonce au malabar que je m’occuperai de lui plus tard.

      Masters s’assied sur une chaise. J’en prends une autre. Entre nous : la liasse de papiers. Après m’avoir lu mes droits, il me lance :

      — Voulez-vous contacter un avocat ?

      — Vous en connaissez un bon ?

      Il sort un document du dossier : une photo 20 ´ 25 de John Gibbons gisant sur un quai en béton, bouche ouverte, un trou à l’estomac. Deuxième pièce à conviction : l’agrandissement d’une empreinte digitale.

      — On l’a relevée sur une douille trouvée sur la scène de crime.




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Momzillas


      Bee n’est pas la seule incarnation du chic new-yorkais à me glacer le sang. À peine ai-je branché notre répondeur (je note au passage qu’il faudrait presque un diplôme d’ingénieur pour installer cette fichue machine !) que nous recevons L’Appel. Partie changer la couche de Violet et confrontée à un impérieux code Marron, je ne peux pas répondre au téléphone et, quand je reviens avec mon bébé tout propre, le « 1 » rouge clignote. J’appuie sur lecture et, aussitôt, un timbre venimeux me tétanise. Mme Lila Allen Dillingham, alias la mère de Josh.

      Je sais, la plupart des gens détestent leur B-M et je ne fais pas exception à la règle. Les B-M pourrissent la vie de leur B-F. Elles se mêlent de leurs oignons, prétendent savoir ce qui convient le mieux aux enfants… et la liste est encore longue. Hélas, cette femme n’est pas une simple épine plantée dans mon pied. Non, Lila est une lance gravée Je-m’appelle-Inigo-Montoya qui me transperce le corps. Digne héritière des pionniers du Mayflower, elle a épousé l’adorable père de Josh à vingt et un ans mais, pour une figure du bottin mondain née à Greenwich, ce mariage d’amour ne payait pas les factures du country-club. Le pauvre mari, dont le regard pétillant et le sourire illuminent notre foyer, est décédé quand Josh avait huit ans, ne laissant derrière lui qu’un maigre pécule : comme mes parents, c’était un professeur passionné. En raison de leur ascendance (mais d’un modeste compte en banque pillé par trois générations d’héritiers qui jouaient au racket-ball et ne voulaient pas « s’abaisser » à travailler), les parents de Lila s’étaient violemment opposés à leur union, car il était juif. Et bien qu’elle ait été amoureuse (de l’avis général, c’était la crème des hommes), le courroux de Lila vis-à-vis de ce que ses amies possédaient, et l’envie pressante qu’elle avait de conserver son statut social ont grandi à mesure qu’elle se laissait influencer par les dollars luisant dans les yeux de ses parents. Josh dit qu’elle a perdu la tête. Après la disparition de son mari, elle emmenait souvent son fils admirer les superbes demeures de Greenwich. Ils ont ensuite réemménagé en ville pour, comme elle lui disait (quelques mois à peine après le décès) « chercher un nouveau mari ». Blonde patricienne au cœur de pierre, elle a été la seule à ne pas sauter de joie quand nous avons annoncé notre mariage.

      Ce jour-là, en voyant sa mine crispée, j’ai compris qu’elle était désespérée de voir son fils unique, son prince, épouser le vilain petit canard des classes moyennes, alors que tant de demoiselles de la haute société s’agitaient autour d’elle, prêtes à convoler. Elle m’a toujours témoigné une froideur glaciale (devant la Mafia Mu-Shu, les amis de San Francisco avec lesquels nous dînions chinois le dimanche, je l’appelais « le Glaçon ») et elle aime me toiser des pieds à la tête, histoire de critiquer en silence ma tenue vestimentaire. Je suis sûre que même Claudia Schiffer raterait l’examen de son regard laser, car aucune mortelle ne sera jamais digne de son « aaaaange ». Je ne veux pas crâner, mais les mères de tous les garçons que j’ai fréquentés m’adoraient. Je suis polie, attentive, respectueuse et, pour débarrasser la table ou aider en cuisine, je me lève toujours d’un bond, comme si mes talons de dix centimètres étaient des Air Jordan. Je m’entends bien avec les filles. Je suis ouverte, je regarde les sitcoms, je souris, j’établis le contact. Je comprends aussi parfaitement le principe de maman poule. Hélas, je suis tombée sur un spécimen d’une tout autre espèce. La mère de Josh considère que son fils était sa seule chance de maintenir la lignée « sur les bons rails », à un niveau social qu’elle-même avait mis en péril lors de ses premières noces. Si Josh avait épousé une fille de bonne famille, Lila aurait rectifié ses erreurs de jeunesse en introduisant ses petits-enfants dans le club très fermé de l’élite new-yorkaise.




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California Girls
Jeune femme cherche
mec parfait


      En trois ans, le café du beach-club n’avait pas changé : vieilles tables blanches en bois, énormes parasols rayés vert et blanc et minuscule véranda réservée aux jours de pluie. À trois heures de l’après-midi, c’était calme : seules quelques tables étaient occupées.

      Ciara n’aperçut que les cheveux platine de la serveuse, plongée dans un magazine de mode :

      — Excusez-moi. Pourrais-je voir le directeur ? Je voudrais postuler pour un job d’été.

      La fille releva la tête et, dès que leurs regards se croisèrent, elles se mirent à hurler.

      — Heidi ! J’espérais tant te revoir cet été. Avec tes cheveux blonds, je ne t’avais même pas reconnue !

      — Tu aimes ? minauda celle-ci en s’enroulant sur le doigt une mèche de son carré à la Ashlee Simpson. J’ai sauté le pas il y a quelques jours.

      — Très mignon. Vachement différent d’il y a trois ans.

      — Je sais mais, au bout de seize ans, les longs cheveux bruns, ça lasse. Cet été, j’ai décidé de changer de look.

      — J’aime bien, apprécia Ciara, même si elle trouvait la démarche un peu extrême.

      Heidi avait toujours été un modèle de classicisme : à l’époque, quand tout le monde paradait en bikini string, elle ne portait que des maillots unis une pièce. C’était la plus sage du groupe, mais Ciara et elle s’étaient découvert une passion commune pour Harry Potter et les longues balades jusqu’au marchand de glaces italiennes. Bien qu’elle n’ait pas beaucoup pensé à Heidi depuis son retour à Los Angeles, Ciara était ravie de la retrouver.

      Son amie afficha un sourire étincelant :

      — Tu veux bosser ici cet été ? Ce serait top ! J’ai essayé de persuader AJ et Kevin de se faire embaucher, mais ils sont trop occupés par leur groupe de rap.

      Ciara se rappela les deux gamins adorables et empotés qui formaient le contingent mâle de leur bande. C’était cool qu’ils soient encore là, mais…

      — Un groupe de rap ? La dernière fois que je les ai vus, ils étaient obsédés par leur collection de Star Wars. Difficile de les imaginer couverts de bling bling.

      — Ils sont plutôt doués, gloussa Heidi. Moi aussi, j’ai été étonnée. Viens les écouter ce soir : ils donnent un concert au nouveau bar de Ventura.

      Heidi disparut derrière le comptoir et sortit de son sac un carton d’invitation rose vif.

      — Vertigo Team ? lut Ciara.

      — Selon AJ, leur musique déchire tellement qu’elle donne le vertige.

      — Il faut que j’aille voir ! rit-elle. Tu seras là ?

      — Bien sûr !




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Les Expats


      Kate regarda à la fenêtre, par-delà une falaise, plusieurs dizaines de mètres en contrebas jusqu’au fond du lit de l’Alzette, sur l’autre berge d’un pont métallique moderne de quatre cents mètres de long : un ancien aqueduc ferroviaire, des fortifications médiévales, des pelouses verdoyantes, des forêts touffues, des maisons au toit sombre, d’imposantes flèches d’église, une rivière tumultueuse de l’autre côté d’une pente surmontée par les immeubles de bureaux en verre et acier du plateau de Kirchberg et, par-dessus le tout, un ciel immense d’un bleu éclatant. La vue était spectaculaire, riche d’infinies possibilités. Un panorama qui incarnait l’essence même de l’Europe.

      Kate reposa les yeux sur son ordinateur. Le site Internet de Julia Maclean, architecte d’intérieur, était une jolie création, très professionnelle. Il s’appuyait sur une musique d’ambiance, des fondus d’images, des variations de polices de caractère et des expressions toutes faites. On y admirait quelques dizaines de photos de logements redécorés avec goût mais sans cachet particulier. Selon une page du site, Julia possédait un style qualifié de « traditionnel éclectique », ce qui, au fond, revenait à marier d’onéreuses antiquités américaines avec des masques tribaux africains, des tabourets chinois et des céramiques mexicaines.

      Aucun client n’avait déposé de commentaire. Aucune star ne vantait ses talents. On ne trouvait ni articles de presse locale ni liens vers d’autres sites. Quant à la biographie, elle annonçait :

 

      Née dans l’Illinois, Julia Maclean a étudié l’architecture et les textiles à l’université, puis décroché une maîtrise des Beaux-Arts, option décoration d’intérieur. Après avoir suivi plusieurs stages au sein de maisons prestigieuses, elle a créé sa société et, depuis une dizaine d’années, elle s’est forgé une solide réputation chez les amateurs d’un style à la fois raffiné, classique et original. Aussi à l’aise avec le modernisme de Lake Shore Drive qu’avec le traditionalisme des riches quartiers nord, Julia fait partie des décoratrices les plus demandées de la région de Chicago.

 

      Sur la page de contact figurait une adresse mail. En revanche, aucun bureau physique, aucun numéro de téléphone ou de fax, aucun nom d’employés, de collègues, d’associés ou de références.

      Malgré une séduisante mise en page, rien ne permettait de remonter la piste d’un endroit réel, d’une personne en chair et en os.

      Kate était déjà tombée sur des sites Internet comparables. C’étaient des couvertures. De belles histoires fabriquées de toutes pièces.

 



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Heaven


      Le lendemain matin, je me suis réveillée au chant des oiseaux. Encore ensommeillée, j’ai tâté le lit : personne ! Je me suis redressée, inquiète. Le chuintement d’une bouilloire m’a rassurée. Xavier préparait le petit déjeuner à la cuisine. Je me suis levée et je l’ai rejoint.

      Une vieille radio en bakélite diffusait des classiques du rock.

      — Bonjour, chéri ! ai-je lancé, amusée, en le voyant battre les œufs au rythme d’un tube d’Elvis Presley, tout échevelé, en boxer et un T-shirt blanc.Notre cohabitation m’avait fait découvrir des facettes insoupçonnées de sa personnalité. Je l’avais toujours vu vivre à cent à l’heure ; en réalité, c’était un vrai homme d’intérieur.

      — J’espère que tu as faim.

      Gelée dans mon pyjama de flanelle, je me suis drapée d’un plaid et j’ai posé les mains sur ma tasse de thé.

      — Comment fais- tu pour supporter un froid pareil ? ai-je demandé en grelottant.

      — Il est temps que je t’avoue la vérité : je suis un loup-garou.

      — Un loup-garou domestiqué, alors ! Pourquoi tu ne m’as pas réveillée ?

      — Tu avais besoin de dormir. Les derniers jours ont été éprouvants. Comment tu te sens ?

      — Bien.

      — Ça ira encore mieux le ventre plein.

      — Je n’ai pas très faim.

      — Tu snobes le célèbre frichti des Woods ?

      — Oh, je n’oserais pas ! Un coup de main ?

      Le bacon grésillait déjà dans la poêle. Sur la table trônaient de jolies assiettes campagnardes et des couverts en argent.

      — Non, madame. Restez assise et profitez du service.

      — J’ignorais que tu aimais cuisiner.

      — Pas cuisiner : mitonner des petits plats pour sa femme !

      Il a cassé un œuf sur le bacon.

      — Un bon mari ne ferait pas des œufs au plat alors qu’elle les préfère brouillés, ai-je plaisanté en pianotant sur la table.

      Xavier m’a observée d’un air amusé :

      — Une bonne épouse apprécierait la spécialité de son mari sans se plaindre.

      Je lui ai souri.

      — Tu m’as appelée Mme Woods hier soir… Il faut que je m’habitue. Ça me fait tout drôle…

      — Tu n’es pas obligée de prendre mon nom, tu sais.

      — Tu rigoles ? Bien sûr que je le veux ! N’oublie pas que je ne suis pas Bethany Church depuis toujours. De toute façon, j’ai tellement changé que je ne sais même plus qui elle est.

 



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Jake Ransom
et le sphinx hurlant


      Jake observa son nouveau monde. La lumière était aveuglante, la chaleur accablante, et l’air dégageait un étrange parfum de cannelle brûlée.

      À mesure que ses yeux s’habituaient au soleil, il aperçut des buissons épineux et de grands cactus verts. Avec un peu de chance, il trouverait donc à boire. Quelques cimes noires aux reflets rougeâtres émergeaient du sable comme des bateaux pris dans une tempête. Plus loin, une brume mystérieuse voilait l’horizon.

      Dans le bleu presque agressif du ciel, le soleil était à moitié levé – ou à moitié couché. Aucun moyen de le savoir.

      Priorité numéro 1 : dénicher de l’ombre pour fuir la fournaise.

      — À L’AIDE ! IL Y A QUELQU’UN ?

      Jake pensait exactement la même chose, mais le cri ne venait pas de lui. Apparemment, il n’était pas le seul dans le pétrin.

      Ravi d’avoir de la compagnie, il gravit une dune :

      — Hé-ho ! J’arrive ! Tenez bon !

      — PIN ? C’EST TOI ? lança une fille sur sa gauche.

      Un grand maigrichon se blottissait derrière un rocher. Avec ses longues boucles châtains et sa frange droite, on aurait dit un centurion romain. Sauf qu’il était trempé jusqu’aux os… et nu comme un ver.

      Il se recroquevilla de peur, puis, sidéré d’apercevoir un visage connu, il balbutia :

      — Jake ?

      — Pindor !

      Incroyable ! C’était bien son ami de Calypsos : Pindor Tibère, fils cadet de Marcellus Tibère l’Ancien, tous deux descendants d’une légion romaine échouée en Pangée depuis des siècles.

      — Qu’est-ce que tu fiches ici ?

      Avant que Pindor ait pu répondre, un cri joyeux s’éleva : une autre silhouette familière dévalait la pente. Ses cheveux noirs flottaient derrière elle comme les ailes d’un corbeau. Elle portait une blouse brodée, une jupe longue fendue à mi-cuisse et un collier en jade assorti à ses splendides yeux verts.

      — Mari…

      Fille d’un maître alchimiste, Marika Balam avait été la première amie de Jake à Calypsos. Son père et elle faisaient partie d’une tribu maya catapultée là-bas quinze générations auparavant.

      Elle serra Jake dans ses bras.

      — Tu es de retour !

      Il rougit de plaisir. Retranché derrière son rocher, Pindor était encore plus écarlate, quoique pour une tout autre raison :

      — Quelqu’un aurait-il une toge à me prêter ? Ou même un pagne ?

      Jake sortit un tee-shirt de son sac. Il n’avait pas emporté de pantalon de rechange, mais il avait un caleçon.

      — Merci ! Dès que je récupère de vrais habits, je te les rends.

      — Que t’est-il arrivé ? s’étonna Marika.

      D’un geste, le Romain balaya le désert alentour.

      — Je prenais un bain et, badaboum ! voilà que je me retrouve dans la forge torride de Vulcain.


 

 

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La Terre, mes fesses et autres choses dodues


      Samedi matin. Assise par terre dans ma chambre, je lis Fitness. Toute la semaine, j’ai épluché les magazines à la recherche d’astuces régime. Dès que j’en trouve une de valable, je la découpe et l’ajoute à la pile sur ma commode. Comme mes parents sont partis golfer, j’ai mis la radio à fond.

      Soudain, je tombe sur la photo d’un splendide mannequin aux avant-bras aussi gros que mon petit doigt. J’arrache la page. Puis je feuillette le reste du magazine en mettant de côté les filles les plus maigres, celles à qui j’adorerais ressembler.

      Ces top models seront ma Police Bouffe, ma mincespiration et elles m’aideront à atteindre mon objectif corporel.

      J’emporte les photos à la cuisine et les affiche sur le frigo.

      Ainsi, dès que j’aurai envie d’un bout de fromage ou de pâte à cookies, la Police Bouffe me dira :

      Ne fais pas ça. Pas si tu veux être aussi mince que nous.

      Résultat : j’engloutirai trois litres d’eau et je me trouverai une occupation moins calorique.

 

      Dimanche matin. Mes parents rentrent tôt du Connecticut, car, cet après-midi, papa part en voyages d’affaires à Chicago. Je regarde la télé en mâchouillant mes ongles 0 % de matières grasses. Ils me disent bonjour, puis maman va se préparer un jus de fruits.

      Quelques instants plus tard, elle revient au salon.

      – Je suis très fière de toi, Virginia.

      Je coupe le son. Ce n’est pas tous les jours que j’entends « Virginia » et « fière » dans la même phrase.

      – J’ai vu les photos que tu as affichées sur le frigo.

      Maman, je te présente la Police Bouffe.

      – Tu veux que je te raconte un truc marrant ? À l’époque où j’étais… euh, ado, je collais aussi des images de top models sur le frigo familial pour éviter de me goinfrer. Telle mère, telle fille.

      Elle repart à la cuisine et je remonte le son de la télé.

      Depuis quand ma mère est-elle devenue Mme Parent Observateur ? Il y a quelques semaines, j’ai décroché un A + avec ma dissertation sur Cent Ans de solitude de Gabriel García Márquez. Comme j’y avais glissé deux « ostracisme » et trois « oppression », le prof a adoré. J’ai affiché ma copie sur le frigo dans l’espoir que maman (fan de García Márquez) me félicite, mais elle n’a rien remarqué.

      Alors comment se fait-il qu’à peine arrivée depuis sept minutes, elle repère déjà la Police Bouffe ?

      Enfin, autant regarder le bon côté des choses.

      Elle ne m’avait jamais dit : « Telle mère, telle fille ».

      Ce qui, en soi, vaut bien de subir cent ans de famine.


 

 

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Une semaine d'enfer
pour prendre des risques


      7 h 10

      Nouvelle chambre d’Amélie Vine.

      2, Ashley Lane, quartier West Green, Dunchester.

      Rencard de rêve ?

      Penché au-dessus d’Amélie, Ben lui secoua l’épaule.

      — Allez, ma grande, prends ta vie en main ! Éclate-toi !

      — Je te jure que je vais essayer, voulut-elle répondre, mais les mots restèrent coincés au fond de sa gorge.

      — Tu ne peux pas continuer comme ça… Réveille-toi !

      — Amélie, réveille-toi ! On a du pain sur la planche.

      Mme Vine mit fin au rêve de sa fille en tirant les rideaux d’un coup sec. Dans la chambre soudain inondée de soleil, Amélie cligna des yeux, soulagée de constater qu’en fin de compte, Ben ne l’avait pas plaquée.

      — Encore dix minutes, gémit-elle. Je suis crevée.

      — Crevée et consignée. Hier soir, tu avais la permission de dix heures et demie et tu es rentrée à onze heures et quart.

      — Ben m’aidait à corriger ma dissert, improvisa-t-elle.

      — Raté, j’ai appelé sa mère et…

      — Tu as quoi ? J’hallucine !

      — Et, moi, ironisa Angela, j’ai été assez bête pour lui faire confiance. Mme Passmore m’a dit que vous étiez « allés dans un club ». Elle ne savait même pas lequel, cette irresponsable !

      — Au moins, elle n’empêche pas son fils de vivre !

      — Je ne voudrais pas être rabat-joie, mais tu as cours aujourd’hui.

      — Oh, maman ! C’est la fin du trimestre, les exams sont passés.

      — Et tu es loin d’avoir cartonné. L’an prochain, au brevet…

      — L’an prochain, on sera peut-être tous morts !

      — C’est donc ça, soupira sa mère, radoucie. Chérie, arrête de penser qu’il faut vivre au jour le jour.

      — Pourquoi ? Ben dit…

      — Je me fiche de ce qu’il dit. Tu n’en finis pas de me bassiner avec lui.

      Silencieuse, Amélie se rappela leur dernière dispute d’amoureux. Encore à cause d’un affreux flash-back. Plusieurs mois auparavant, elle avait sauvé son neveu de l’incendie qui avait ravagé leur maison. Les brûlures cicatrisaient bien, mais les crises d’anxiété n’avaient pas disparu et, la veille, à la porte du club bondé, elle s’était dégonflée. Ben s’était énervé et lui avait dit de se reprendre.

      — Tu peux vaincre ta claustrophobie. Crois-moi, laisse-toi porter et tout ira bien.

      Ça paraissait si facile… Peut-être qu’il l’aiderait à s’en sortir.

      — Je ne joue pas la petite fille gâtée, maman, mais j’ai passé une année épouvantable. On a perdu notre maison et emménagé ici, hélas.

      Sa chambre était deux fois plus petite que l’ancienne. M. et Mme Vine avaient mis des semaines à trouver « l’endroit parfait ». Hélas, leur idée de la perfection était aux antipodes des envies d’Amélie. En épluchant les petites annonces, elle cherchait des trucs du style « avec piscine » ou « studio indépendant, conviendrait à un ado », mais eux ne juraient que par « entretien facile » et « idéal retraités ». Quelle plaie d’avoir des parents trop vieux ! Leur nouveau pavillon avait des murs hyperfins : quand elle téléphonait à Ben, elle était sûre que sa mère entendait tout.

      — J’ai juste envie de m’amuser.

      — Tu vas en avoir l’occasion à l’atelier théâtre.

      — Sauf que si je suis consignée, je ne pourrai pas participer aux activités du soir.

      Elle n’avait aucune idée du programme de la semaine, mais elle sentit sa mère hésiter.

      — Je vais réfléchir. Maintenant, lève-toi et range-moi ce bazar.


 

 

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Comme avant


      Ma femme est toujours très belle.

      Bien sûr, sa beauté est plus douce, maintenant. Elle s’est patinée avec l’âge. Sa peau fine et délicate est désormais marquée de quelques rides. Ses hanches se sont arrondies, son ventre est un peu plus rebondi, mais elle m’inspire toujours autant de désir quand elle se déshabille dans la chambre.

      Ces dernières années, nous n’avons pas souvent fait l’amour et, à chaque fois, il manquait la dose de spontanéité et d’excitation que nous aimions tant par le passé. À vrai dire, ce n’était pas la relation charnelle qui me manquait le plus. Non, moi ce que je voulais par-dessus tout, c’était retrouver enfin une lueur de désir dans ses yeux, sentir une caresse, signe qu’elle avait autant envie de moi que moi, j’avais envie d’elle. Quelque chose, n’importe quoi, pour savoir que j’étais encore l’élu de son cœur.

      Seulement, une question me hantait : comment ranimer la flamme ? D’accord, il fallait que je recommence à courtiser Jane, mais je me suis vite rendu compte que la tâche serait plus compliquée que prévu. Loin de favoriser les choses (comme je l’avais d’abord imaginé), notre connaissance parfaite de l’autre était en réalité un obstacle. Nos dialogues autour de la table, par exemple, étaient englués dans des années de routine. Après ma discussion avec Noah, j’ai consacré une partie de mes après-midi au bureau à chercher de nouveaux sujets de conversation. Le manège a duré quelques semaines mais, à vrai dire, dès que j’essayais de lancer une idée, ça paraissait incongru et ça faisait long feu. Comme toujours, nous recommencions à parler des enfants ou de mon travail.

      Je me suis alors aperçu d’une chose : notre vie de couple s’était durablement installée dans un quotidien incapable de réveiller la moindre passion. Pendant des années, nous avions suivi des emplois du temps différents adaptés à nos activités personnelles. Quand nous étions encore jeunes parents, je passais de longues heures au cabinet – soirs et week-ends compris – pour qu’à terme j’obtienne le statut d’associé potentiel. Je ne prenais jamais tous mes jours de congé. Bien décidé à impressionner Ambry et Saxon, je faisais peut-être du zèle mais, avec une famille à nourrir, je ne voulais courir aucun risque. Maintenant, je me rends compte qu’ajoutées à mon tempérament réservé, mes ambitions professionnelles m’ont en fait tenu à l’écart de ma famille. Quitte à ce que je me sente parfois étranger à l’intérieur de ma propre maison.

      Pendant que j’évoluais dans mon petit monde, Jane, elle, passait sa vie à s’occuper des enfants. À mesure que leurs activités et leurs exigences augmentaient, moi, j’avais l’impression d’être marié à une vraie boule d’énergie, que je croisais de temps en temps entre deux portes. Ces années-là, avouons-le, nous dînions plus souvent seuls qu’en tête à tête et, même si la situation me semblait parfois curieuse, je ne faisais rien pour changer les choses.

      Nous avions peut-être pris le pli de vivre comme ça… Quand les enfants n’ont plus été là pour diriger notre quotidien, je crois que nous n’avons pas su combler le vide entre nous. D’accord, notre couple n’était pas en grande forme, mais de là à changer brusquement toutes les vieilles habitudes… Autant creuser un tunnel à la petite cuillère.


 

 

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It girl
Ça reste entre nous


UN HIBOU DE WAVERLY NE CONVOITE PAS LE CHÉRI DE SA COLOCATAIRE – AVANT QU’ILS AIENT ROMPU.

 

      Mercredi. Jenny se délesta son énorme besace en daim violet, souvenir des vacances d’été à Prague, et la posa par terre, à côté du bureau qu’elle tentait de s’approprier. Quand sa fille avait craqué sur le sac, Mme Humphrey avait lâché deux mille couronnes sans même marchander, comme pour se rattraper d’être une mère négligente et de les avoir abandonnés, Dan et elle, enfants. Jenny adorait son fourre-tout, même s’il puait la corruption à plein nez. Même s’il était un peu grunge et démodé. Au bout d’une semaine à Waverly, elle s’inquiétait déjà moins de respecter la cool attitude. Le jour où elle avait tourné le sketch du Black Saturday à son avantage au lieu de mourir de honte, elle avait pris de l’assurance et, soudain, se sentait pousser des ailes. Son vieux sac avait un look très Europe de l’Est ? Et alors ?

      La veille, Mme Silver avait invité Jenny, Elias et Alison Quentin à son cours facultatif de portrait, niveau avancé. Comme la classe accueillait surtout des terminales, Jenny était très fière d’elle, et le fait de côtoyer Elias plus souvent n’était pas pour lui déplaire.

      Elle prit son bloc à dessins dans l’armoire, rangé sous une étiquette humphrey élégamment calligraphiée. Amusée, elle remarqua qu’Elias, lui, avait gribouillé son nom au fusain et que ça bavait déjà sur le papier blanc.

      Quand il arriva in extremis, Mme Silver le salua :

      — Ravie de vous accueillir, monsieur Walsh.

      — Tout le plaisir est pour moi, madame.

      Il se faufila à côté de Jenny et lui jeta un regard bleu étincelant. Quel délicieux supplice ! Comme si on lui avait mis sous le nez une belle pizza pepperoni-fromage et qu’elle était au régime. Qu’est-ce qui clochait ? Elle ignorait s’il sortait encore avec Callie mais, on s’en fichait, c’était sa copine de chambre !

      — Salut, murmura-t-il d’une voix à peine audible.

      — Salut.

      Qu’est-ce qu’elle fabriquait ? Elle devait s’empêcher de flirter. Se concentrer sur ses croquis, coûte que coûte !

      Genre Mère Noël hippie sur le retour, Mme Silver afficha un gentil sourire.

      — Maintenant que vous avez travaillé votre reflet dans le miroir et que vous maîtrisez les proportions de base, je vous propose de reproduire le visage d’un autre. Faites équipe avec votre voisin et…

      Jenny cessa d’écouter. Elias tournait déjà son chevalet vers elle. Le monde entier aurait-il donc décidé de la torturer ?

      — Qui commence ? demanda-t-il, déjà occupé à griffonner.

      — Moi.

      Persuadée qu’elle aurait rougi bêtement, Jenny n’était pas prête à se laisser dessiner. D’autant qu’elle n’avait aucune envie d’être comparée à Callie : elle ne faisait pas le poids. Sa rivale aimait se pomponner des pieds à la tête, même quand elle allait transpirer au hockey. C’était une beauté ! Jenny regarda son corps imparfait, alourdi par une poitrine disproportionnée. Comment pouvait-il envisager un instant de quitter une princesse pour sortir avec une fille mesurant une tête de moins que lui ? Leur couple aurait fichu la trouille !